Interview du Dr Cardis sur le téléphone portable et le cancer
Sylvain : Comment se fait-il que des résultats probants apparaissent aujourd’hui, alors que des précédentes études ne concluaient pas à la dangerosité des ondes ? Qu’est-ce qui a changé ? Les études ou autre chose ?
Dr Elisabeth Cardis : Ce qui a été fait dans la monographie du CIRC [Centre international de recherche sur le cancer, agence spécialisée de l’OMS basée à Lyon] entre le 24 et le 31 mai, c’est une revue critique de toute la littérature scientifique publiée à ce jour. Cela prend en compte bon nombre d’études déjà discutées dans la presse et les études publiées dans les dernières semaines. On avait un groupe d’experts de différentes disciplines qui ont revu les études épidémiologiques, les études animales, les mécanismes. C’est un gros travail d’essayer de mettre tout cela ensemble pour en tirer les conclusions sur les dangers éventuels des radiofréquences.
Une évaluation de ce genre n’avait pas encore été réalisée jusqu’à présent, et nous disposons en plus de quelques nouvelles publications qui sont sur le point de sortir.
Re4Qube : Pourquoi, plus de quinze ans après l’apparition des premiers portables, ne sommes-nous finalement aujourd’hui toujours pas beaucoup plus avancés sur les risques qu’ils nous font encourir?
Il faut savoir que le cancer est une maladie qui met beaucoup d’années à se développer. Et même si on a commencé à utiliser le téléphone portable vers la fin des années 1980 ou le début des années 1990, il y avait au début peu d’utilisateurs et ils avaient une utilisation beaucoup plus faible que celle d’aujourd’hui.
Donc jusqu’à présent, on a manqué de recul et on a manqué d’informations sur les gros utilisateurs et l’utilisation à long terme pour évaluer s’il y avait un risque.
Pour certains agents cancérigènes, le délai d’apparition entre l’exposition et le cancer peut être de vingt ou trente ans, voire plus.
Bruno : Aujourd’hui que le Conseil de l’Europe rejoint l’avis du Parlement européen pour demander la baisse des puissances, l’arrêt du Wi-fi dans les écoles, le CIRC n’a-t-il pas un métro de retard, avec des études qui portent sur des utilisateurs d’il y a dix ans, dont les « gros » sont ceux qui utilisaient le portable une demi heure… par jour !
Le CIRC cette semaine n’a pas publié les résultats de son étude. Ce qu’il a fait, c’est de revoir toute l’information scientifique sur les risques possibles, toutes les études animales, toutes les études sur les mécanismes, et toutes les études épidémiologiques.
Cela dans le but de décider s’il y avait un risque ou non. Et cette évaluation qualitative sur l’existence ou pas d’un risque est le mandat des monographies du CIRC.
Les résultats des monographies du CIRC sont ensuite utilisés par d’autres organismes nationaux et internationaux pour faire des recommandations en termes de protection ou d’intervention.
Mais avant d’agir ou de faire des recommandations, il est très important de faire une évaluation critique sur toute l’information scientifique.
Romain : Qu’est-ce que la reconnaissance par l’OMS du risque représenté par les téléphones portables va changer concrètement ? Les lobbies téléphoniques ne sont-ils pas extrêmement puissants ?
Les lobbys téléphoniques sont sans doute très puissants, mais la reconnaissance par le CIRC est le début d’un processus qui implique différentes actions au niveau international et national. En particulier, par exemple aux Etats-Unis, en Californie, chaque agent défini comme possiblement cancérigène par le CIRC est ensuite considéré pour une réglementation possible.
C’est une évaluation très respectée par les agences de réglementation au niveau national et international.
Babette : Est-il vrai que de nombreuses études faites sur la dangerosité du portable sont en fait financées par les compagnies téléphoniques elles-mêmes ? Si oui, peut-on vraiment se fier aux résultats avancés qui étaient jusque-là relativement rassurants ?
Il y a effectivement des études financées par les compagnies. Dans les publications des journaux scientifiques, les auteurs sont obligés, maintenant, de déclarer leurs sources de financement et leurs conflits d’intérêts possibles.
C’est quelque chose qui est déjà pris en compte par les éditeurs de journaux scientifiques et qui est aussi pris en compte, évidemment, dans les revues critiques que l’on a faites cette semaine de la littérature scientifique.
Bruno : Pourquoi le CIRC a-t-il mis tant de temps pour conclure à un risque étant donné que les études citées datent d’il y a des années ?
Le CIRC, dans son évaluation, a évalué aussi les études qui ont été acceptées pour publication la semaine dernière. En fait, le CIRC a un programme à très long terme pour évaluer la dangerosité des différents agents de notre environnement, et il décide de son calendrier en fonction des dates auxquelles sont attendues les publications des études les plus importantes.
Et le CIRC savait depuis quelques années que de grosses études épidémiologiques et expérimentales étaient en cours, et qu’on en attendait les résultats cette année. C’est pourquoi il a décidé de faire sa réunion cette semaine. Mais évidemment, dans sa revue, il revoit toutes les études publiées, y compris celles publiées il y a vingt ans.
Il revoit tout ce qui existe sur le sujet, aussi bien les études anciennes que les études récentes.
Bruno : Vous disiez dans un article de presse : « L’étude ne met pas en évidence un risque accru de tumeur, mais en même temps, on ne peut pas conclure qu’il n’y a pas de risque », ce n’est pas un peu une réponse de Normand ?
C’était une réponse lors de la publication du premier article international sur Interphone. Ses premiers résultats n’ont effectivement pas mis en évidence une augmentation globale du risque de tumeur cérébrale chez les utilisateurs de portables. Mais en même temps, on a vu une augmentation du risque chez les plus forts utilisateurs, et surtout ceux qui avaient une tumeur dans le lobe temporal, qui est la partie la plus exposée du cerveau.
Cela suggère qu’il peut y avoir un risque, mais ce résultat, s’il n’est pas corroboré par d’autres études, peut être également dû à un biais, ou au hasard, donc on ne pouvait pas en tirer une conclusion catégorique. C’est pourquoi on a dit : on n’a pas prouvé qu’il y a un risque, mais on n’a pas non plus démontré qu’il n’y en a pas.
Ce qui est très important, car certaines personnes interprètent le fait de ne pas montrer un risque dans une étude épidémiologique comme voulant dire que ce risque n’existe pas. Alors que, parfois, en épidémiologie, on n’a pas la puissance ou le recul nécessaire pour conclure.
Jk : Est-ce que vous pourriez nous dire ce qu’est exactement le centre de recherche pour lequel vous travaillez ?
Je suis épidémiologiste, je dirige un groupe sur les effets des rayonnements au Centre de recherche en épidémiologie environnementale de Barcelone. C’est une fondation financée par divers ministères de Catalogne et d’Espagne. Nous avons aussi beaucoup de financements spécifiques de la Commission européenne et de l’Agence nationale américaine pour la santé.
C’est une agence dont le but est de faire de la recherche en santé publique afin d’assurer la protection des populations contre les risques environnementaux possibles. Jusqu’en 2008, je dirigeais le groupe « rayonnements » au CIRC, qui est l’agence de recherche sur le cancer de l’OMS.
Etienne : Je vous fais remarquer que les gros utilisateurs de vos études épidémiologiques étaient les faibles utilisateurs d’aujourd’hui, d’où la question de la pertinence de votre travail…
Je suis tout à fait d’accord que les gros utilisateurs de l’étude sont des utilisateurs normaux ou faibles aujourd’hui. D’où la préoccupation que nous avons en voyant les résultats de ces études.
C’est pour cela que j’ai, à plusieurs reprises déclaré, qu’en l’absence de conclusions plus définitives, il est utile de prendre des précautions. Et il est très facile de minimiser son exposition, en utilisant par exemple la fonction haut-parleur de son téléphone, ou un kit mains libres, ou en envoyant des textos. Et il est important donc d’éduquer surtout les jeunes pour qu’ils prennent de telles précautions et limitent ainsi leur exposition.
Plazvor : Je voulais savoir quand commence le risque de cancer ? Combien de temps doit-on passer quotidiennement sur son portable pour voir se développer un cancer ?
Rita et Alexandre du Bréi : Y a-t-il une différence entre le fait d’utiliser le portable trois heures d’affilée ou durant trois heures réparties pendant la journée ?
Pour l’instant, le risque de cancer n’est pas démontré. La classification du CIRC est 2B, c’est-à-dire peut-être cancérigène. Il est donc difficile de dire à quel niveau il y a un risque si le risque n’est pas démontré. Les études actuelles semblent de plus en plus indiquer que si risque il y a il est possible qu’il ne soit pas détectable avant cinq ou dix ans, ou plus. Mais on ne peut pas le quantifier.
Des études sur les tendances temporelles de l’incidence du cancer dans différents pays n’ont pas mis en évidence pour l’instant d’augmentation des tumeurs cérébrales en relation avec l’augmentation de l’utilisation des portables.
Donc a priori, s’il y a un risque, il ne s’agit pas d’un risque très large au niveau individuel ni d’un facteur qui a un effet très rapide. Mais pour l’instant, nous ne pouvons pas quantifier le risque.
Gomra : Est-ce que le fait d’avoir un portable dans la poche, près du corps ou pendant la nuit sur la table de nuit à côté du lit sont des facteurs dangereux qui pourraient provoquer un cancer ?
Le portable émet des radiofréquences quand il est utilisé pour envoyer des informations. Donc s’il est sur la table de nuit pendant la nuit et que vous ne parlez pas et n’envoyez pas d’informations, il n’y a pas d’exposition.
Dans la poche, s’il est utilisé par exemple avec un kit mains libres pour parler, la partie du corps la plus près du téléphone sera exposée.
Donc il peut y avoir un risque. Il faut peut-être souligner que l’exposition décroît très rapidement avec la distance entre le téléphone et le corps. Donc l’éloigner de quelques centimètres réduit énormément l’exposition.
Bruno : Le risque 2B correspond au risque de la laine de verre et des vapeurs d’essence, il n’est donc pas nul ?
C’est une question compliquée. La catégorie 2B est une catégorie qualitative. Elle ne juge pas l’ampleur du risque, mais l’état de nos connaissances sur le risque. Donc il y a beaucoup de produits classifiés 2B, certains sont probablement cancérigènes mais nous n’en avons pas encore la preuve ; d’autres ne sont peut-être pas cancérigènes mais quelques études ont pu suggérer des augmentations de risques dus au hasard ou à des biais.
On ne peut donc pas vraiment comparer la laine de verre et le portable. C’est vraiment l’état des connaissances qu’on évalue.
Romain : Dans les zones peu desservies, la recherche quasi permanente d’un réseau par le téléphone génère-t-elle des radiofréquences ?
Patrice : A ma connaissance, un portable émet toutes les six minutes pour allez chercher son antenne-relais, est-ce vrai ?
Il est vrai que le téléphone portable se connecte périodiquement avec le réseau pour donner sa position. Je ne connais pas la fréquence, mais c’est une connection très courte, donc les niveaux cumulés émis sont très différents de ceux qu’on peut avoir pendant une conversation avec le téléphone à l’oreille.
Dans une zone où il y a une mauvaise couverture, quand on utilise le téléphone pour essayer d’appeler, il va probablement émettre à sa puissance maximum, alors que dans des zones avec une bonne couverture, la puissance moyenne émise sera généralement plus faible.
Choubaka : Quels sont les cancers auxquels on est le plus exposé en utilisant son téléphone ?
Olivier : Le cerveau est-il l’organe le plus menacé ? Dans le cas ou d’autres organes seraient exposés, que recommanderiez-vous par rapport à la façon de porter son téléphone portable ?
Actuellement, comme la majorité des gens utilisent leur téléphone à l’oreille, les zones les plus exposées sont la peau, l’oreille et une partie du cerveau dans la zone la plus proche de l’antenne.
C’est pour cela qu’on a étudié le risque de tumeur du cerveau et du nerf auditif dans nos études.
La glande parotide est aussi située près de l’antenne du téléphone. A l’avenir, si les gens utilisent leur téléphone dans la poche, l’exposition sera dans les zones du corps proches de la poche.
Comme je l’ai dit, l’exposition diminue très rapidement avec la distance. Donc si on utilise le téléphone en mains libres, en le posant sur une table ou en le tenant à la main ou dans un sac à main, l’exposition sera presque nulle.
Romain : Est-il préférable de garder son portable ailleurs que dans sa poche de pantalon ?
Je crois que la meilleure méthode pour diminuer son exposition, c’est de tenir le téléphone loin de son corps quand on l’utilise. Si c’est juste pour le porter sans communiquer, il n’y a pas d’exposition.
Patrice : Les enfants et les adolescents sont-ils plus exposés aux dangers des ondes ?
S’il y a un risque, il est probable qu’il soit plus important chez les jeunes. Pour plusieurs raisons : d’abord, on sait que le système nerveux central continue à se développer pendant l’enfance et l’adolescence, donc il peut être plus sensible aux effets des ondes.
De plus, pour des raisons anatomiques, pour la même utilisation à l’oreille, le cerveau, dans les zones les plus exposées, recevra une dose de radiofréquences plus élevée, car chez les jeunes, l’oreille est plus fine et le crâne est plus fin, donc l’antenne est plus proche des tissus du cerveau.
Xavier : Ces études relatives aux téléphones permettent-elles de conclure quelque chose sur les ondes WiFi ? Y a-t-il des similitudes ?
Philippe : Peut-on réellement considérer l’utilisation quotidienne du WiFi comme potentiellement dangereuse ?
L’évaluation qui a été faite est une évaluation sur les radiofréquences, et pas seulement sur le téléphone. Les études qui ont contribué à l’évaluation sont des études sur le téléphone, parce que c’est ce qui a été le mieux étudié jusqu’à présent. Mais a priori, le groupe de travail a classé toutes les ondes de radiofréquence dans le groupe 2B.
Simplement, en ce qui concerne notre exposition de tous les jours, la source d’exposition la plus élevée, de loin, est le téléphone qu’on tient près de sa tête.
Les niveaux d’exposition au WiFi ou aux stations de base sont beaucoup plus faibles et donc le risque, s’il existe, devrait être aussi beaucoup plus faible.
Il faut noter que nous démarrons une grosse étude multinationale chez les jeunes dans quatorze pays, qui s’appelle « Mobile Kid ». Dans cette étude, nous étudierons non seulement les téléphones portables, mais aussi les téléphones portatifs domestiques, les WiFi et les autres sources de radiofréquence dans notre environnement général.
Evan : Le bluetooth* est-il dangereux à long terme ? (*Kit mains libres par bluetooth)
Le bluetooth émet aussi des radiofréquences, comme le portable, mais à des niveaux beaucoup plus faibles que les GSM. En revanche, les niveaux sont proches des téléphones de nouvelles génération, les 3G.
Krm : Concernant le déploiement de la 4G, des études d’impact sanitaires ont-elles été menées en amont ?
Le problème, en épidémiologie, c’est qu’on étudie des effets à long terme, surtout pour le cancer. Donc il est difficile de réaliser des études épidémiologiques en amont, puisqu’on n’a pas de population exposée à étudier.
Charly : Les niveaux d’exposition des nouveaux téléphones sont-ils plus forts que les anciens ?
Non, ils sont beaucoup plus faibles.
Gomra : Qu’en est-il, en terme de dangerosité, des portables du type Smartphone qui reçoivent des mails et possèdent un GPS ?
Les téléphones, quand ils reçoivent, n’émettent pas. Ce qui nous concerne en terme d’exposition, c’est quand le téléphone émet. Donc si vous envoyez un mail, c’est comme envoyer un SMS, ce sera une exposition très, très courte, juste quand on appuie sur « send ».
C’est une exposition beaucoup plus courte que celle qu’on a quand on parle au téléphone.
Mais le fait de recevoir des informations – GPS, mail – n’implique pas d’exposition.
Raphaëlle : Pourrait-on imaginer une housse de protection qui arrête les ondes néfastes ?
Je sais qu’il y a différentes organisations qui ont essayé de développer des systèmes pour arrêter les ondes. Mais le problème, c’est que si les ondes ne passent pas, le téléphone ne marche pas, donc on ne peut pas communiquer. Ou alors le téléphone émet à sa puissance maximale.
Donc je crois que le meilleur moyen de réduire l’exposition, c’est plutôt d’éloigner le téléphone en l’utilisant en mains libres.
Jean : Avez-vous vu le reportage de Sophie Le Gall « Mauvaises ondes » qui fait état des pressions des opérateurs et fabricants de téléphones sur les laboratoires de recherche ? Avez-vous déjà subi des pressions ou vous a-t-on déjà refusé des crédits de recherche ?
Je n’ai pas vu ce reportage, car il n’a pas été diffusé en Espagne, et il n’était plus disponible sur Internet. Je sais qu’il y a sûrement des pressions sur certains chercheurs. Quant à moi, les sources de financement que je reçois pour les études sont des sources gouvernementales, de la Commission européenne et d’autres sources qui n’ont pas d’intérêts particuliers dans les résultats.
La seule exception étant l’argent que nous avons reçu dans le cadre de l’étude Interphone des opérateurs et des constructeurs, mais ceci s’est fait à travers l’Union internationale contre le cancer, qui servait de pare-feu, nous garantissant toute indépendance dans notre travail et nos publications.
Et les agences qui nous finançaient n’avaient accès aux publications que moins d’une semaine avant qu’elles soient rendues publiques et n’avaient aucun droit de nous demander d’y changer quoi que ce soit.
Les termes de cet accord sont disponibles sur le site web du CIRC depuis 2001.
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